«INTERVIEW - AGNES GIARD, LIBERATION - 2019»

Les tasses, dernier salon où l'on ose ?
Agnès Giard, 6 novembre 2019

Draguer dans les pissotières, on appelait ça "faire les tasses”, par allusion aux salons de thé chics. Dans “Les Tasses”– livre d'art et d'histoire, mêlant les témoignages de l'époque répressive à des documents rares et des photos allusives–, Marc Martin rend un extraordinaire hommage aux lieux d'aisance qui furent avant tout des lieux de malséance. Les pères de famille pouvaient s'y adonner au "vice"et toutes les classes de la société s’y mélangeaient. Si les "tasses" ont été supprimées, affirme Marc Martin, dans un livre aussi beau que foisonnant, c’est parce qu’elles menaçaient l’ordre. Entretien.

De quand datent vos recherches sur les pissotières ?


Ça remonte à une dizaine d’années. J’explorais des lieux abandonnés pour une série photographique sur les fantômes urbains. Dans une petite ville de Provence, je m’étais faufilé à l’intérieur d’anciennes toilettes publiques. Elles étaient fermées depuis des lustres car les graffiti dataient des années 1980. Leurs auteurs avaient peut-être disparu mais les traces de leurs fantasmes, elles, étaient restées là, au dos des cabines sur le carrelage jauni. En photographiant ces graffiti, j’ai été projeté dans une autre époque. Une époque où les hommes qui cherchaient à rencontrer d’autres hommes, surtout dans un bled paumé comme celui-là, n’avaient pas d’autre choix que celui de se retrouver, à l’abri des regards, dans l’anonymat des pissotières. C’est à ce moment-là que j’ai décidé, parallèlement aux photos, de me lancer à la recherche de ce passé imparfait.

Les pissotières ça pue, c’est dégoutant : vrai ou faux ?

C’est vrai, ça ne sentait pas la rose. Mais c’est là où mon travail entre en jeu : proposer un éclairage complémentaire sur le sujet. Libérer la parole des aînés ; redonner de l’estime à tous ces hommes qui jouissaient de l’ombre à défaut de pouvoir s’afficher au grand jour. Parce qu’en abritant ainsi les désirs condamnés par la loi, les tasses – à leur manière – ont aussi fait avancer l’Histoire.

Les pissotières furent un lieu de Résistance pendant la seconde guerre mondiale…



Exact. Les Résistants utilisaient les vespasiennes pour se donner rendez-vous discrètement, pour s’échanger des informations, des petits colis. Ils écrivaient sur l’ardoise, entre les graffiti salaces, leurs messages codés. Les pissotières se sont même immiscées dans l’Affaire Dreyfus. Jean Jaurès et Georges Clemenceau en témoignent dans leurs écrits.

Quelles autres formes de résistance ont-elles favorisées ?

Une résistance, dans l’espace public, à l’hétéronormalité ! Les activités détournées dans les pissotières impliquaient des prises de risques considérables à l’époque. La police surveillait les endroits mais le désir de ces hommes était plus fort que l’oppression. En milieu hostile à l’homosexualité, les pissotières, aussi sordides soient-elles en apparence, ont bel et bien permis à des générations de s’émanciper. Ils vivaient là une liberté sexuelle qu’on ne leur accordait pas ailleurs. Quand bien même le danger, la puanteur…

Pour quelles raisons les autorités font-elles détruire les tasses ?

Au sortir de la seconde guerre mondiale, elles deviennent le bouc émissaire d’une nouvelle ère hygiéniste. Pourtant, à y regarder de plus près, si supprimer ces lieux de rendez-vous devient le nouveau combat des élus bien-pensants, c’est bien au prétexte qu’ils pervertissent la morale du pays. Devant les plaintes incessantes des bourgeois, Paris supprime d’abord les tasses des quartiers chics. Dans le collimateur, les circulaires à 3 places ! Parce que la place du milieu était toujours celle courtisée par celui qui fréquentait ces lieux par plaisir… et non par besoin.

Vespasienne circulaire à 3 stalles, Paris, 1948. Collection Marc Martin.

Est-ce que les pissotières, lieux honteux (à l’image de la sexualité qui s’y est développée), auraient pu survivre à une époque où être gay n’est plus illégal, ni réprimé ?

Il plane aujourd’hui sur la communauté LGBTQI+ un courant d’air «politiquement correct». Pour une partie des porte-paroles, être gay c’est aussi devenir respectable : s’afficher en couple monogame, fonder une famille sur le modèle hétérosexuel. Autrefois, les homos quittaient leur famille pour vivre librement. La liberté sexuelle était alors un moteur de revendication. Les tasses, selon le sociologue Michael Bochow, c’est le talon d’Achille du mouvement queer. Incompatibles aujourd’hui avec cette recherche d’identité sexuelle reconnue. Parce qu’elles incarnent le sexe immédiat entre partenaires anonymes. Parce qu’elles court-circuitent le schéma classique de la drague avec ses préliminaires. Pourtant, si les pissotières ont bien servi d’exutoire, elles ne se réduisaient pas uniquement à de la consommation sur place. Pour des milliers de couples, elles ont servi de point de départ à toutes sortes de relations. Mais c’est clair, aujourd’hui, elles feraient tâche dans le décor.

Longtemps Paris a été la capitale des pissotières…

Oui, Paris a longtemps été considéré, au-delà des frontières, comme la ville lumière aux mille vespasiennes. «Comment un Français saura-t-il qu´une des premières choses qui frappe l´œil de l´Américain débarqué à Paris, qui l´émeut et le réchauffe jusqu´aux entrailles, c´est cet urinoir omniprésent ?» écrivait Henry Miller dans Printemps noir (1936). Quand Alfred Hitchcock, convoque des journalistes devant une vespasienne pour une conférence de presse à Paris en 1969, c’est qu’elle est une figure emblématique de cette époque-là. Quand Gerard Koskovich, membre fondateur du musée LGBT+ de San Francisco, débarque à Paris pour la première fois, il part à la recherche des derniers édicules et de leurs petites histoires. Au même titre que les fontaines Wallace, les bancs publics, les réverbères, les pissotières faisaient partie du paysage urbain.

Arrive Chirac… Que se passe-t-il ?

Le Conseil de Paris vote, le 28 janvier 1980, la fin de la gratuité des toilettes publiques. Adieu les « vespasiennes à papa », et voilà qu’apparaissent les premières sanisettes, monoplaces, autonettoyantes et… payantes. Implantées sous le mandat de Jacques Chirac, alors maire de Paris, elles seront surnommées les Chiraquettes : «Chirac ? Tu chies, tu raques !»
 C’est aussi l’époque où une brigade des Parcs et Jardins va être créée pour assurer la tranquillité de ses honnêtes citoyens. Pas de quartier pour la drague en plein air. Plus d’un siècle de mémoire collective à Paris va disparaître en quelques années seulement.

L’esprit puritain règne-t-il toujours sur la Capitale ?

Cette pudibonderie ambiante aurait même tendance à s’accentuer, non ? La frilosité des institutions parisiennes vis-à-vis du sujet, contrairement à Berlin ou New York, m’a fait prendre conscience à quel point la France est à la traine au niveau des questions liées à la sexualité, et plus encore à la diversité des sexualités. Il suffit de voir l’hystérie collective déclenchée par le mariage pour tous. Rudi Bleys, (ici, en vidéo) auteur de La géographie de la perversion (1995), déplore que ce genre de dessous urbain soit toujours censuré des archives officielles. L’éditeur Patrick Cardon (ici, en vidéo) s’étonne aussi que l’on fasse abstraction de ces pans de vies dans l’Histoire. 
Un exemple : j’ai retrouvé des graffiti centenaires provenant des vespasiennes de Paris en 1910. Ils ont été retranscrits par Eugène Wilhelm (1866-1951) au cours de ses recherches pionnières sur l’homosexualité. Ce trésor d’obscénités éphémères, avec les mots d’argot de l’époque, nous éclaire aujourd’hui sur l’évolution des mœurs. Il brosse un tableau fabuleux du quotidien clandestin du Paris d’antan. Mais ces graffiti n’ont suscité aucune curiosité des institutions. Aucune ! Je vais cependant leur dédier une installation dans l’expo. Et qu’importe au fond si seule une posture artistique permet d’explorer cette sous-culture à Paris. L’avantage d’exposer au Point Ephémère, c’est d’avoir carte blanche et de pouvoir offrir un accès libre et sans filtre à cette mémoire urbaine déclassée. L’endroit, une ancienne friche industrielle, porte en lui les cultures alternatives (1). Situé de plein pied sur le canal à cinquante mètres d’un ancien lieu de drague notoire. La scénographie de l’exposition jouera avec cette notion d’espace privé dans l’espace public.

La haine des pissotières, n’est-ce pas la haine de nos élites pour les Gilets jaunes et pour la France populaire ?

L’une des caractéristiques des tasses se situe là : c’était un lieu de consommation sexuelle qui échappait à toute marchandisation. Désormais, pour se rencontrer il faut consommer un verre dans un bar, ou payer l’entrée d’un sauna, ou s’abonner à des sites de rencontres… «Je pouvais rentrer bredouille d’une boîte à l’époque, mais je ressortais rarement d’une tasse en n’ayant pas trouvé chaussure à mon pied, enfin si j’ose dire…» raconte Jean-Pierre (ici en vidéo) 73 ans et parisien. Le brassage social dans les pissotières est sans doute l’un des chapitres du livre qui me tient le plus à cœur. Car c’est l’un des aspects les plus valorisants de ces lieux dits glauques. Toutes les classes, cultures, générations s’y mélangeaient. Pour moi, ainsi que je le démontre dans le livre, les tasses ont posé les premières pierres du vivre ensemble.


NOTE 1 : La prochaine étape de l’exposition de Marc Martin « Public Toilets, Private Affairs » aura lieu au Musée Leslie-Lohman, à New York, en septembre 2020.